Alors que des choix difficiles s’imposent, l’intelligence émotionnelle est une compétence essentielle pour faire preuve de lucidité.
Le 5 mai 2020, la compagnie aérienne Virgin Atlantic annonce la suppression de 3150 emplois. Neuf jours plus tard, son président Richard Branson prend la lourde décision de mettre fin au projet de vol spatial commercial Virgin Galactic et vend 400 millions de dollars d’actions. En l’espace de quelques jours, cet homme a fait des choix essentiels pour sauver son empire.
Rester lucide
Chaque jour, la crise du coronavirus impose des choix aux dirigeants : restructuration, réduction des coûts, suppression d’emplois… Dans cet environnement anxiogène, savoir analyser avec lucidité le périmètre d’une situation est vital pour ne pas « éteindre » son cerveau. En 2018, des chercheurs de l’université du Texas ont montré que des concentrations élevées en cortisol, la principale hormone du stress, entraînent une réduction du volume cérébral et des altérations cognitives.
En tant que leader, votre lucidité dépend de votre intelligence émotionnelle et, en particulier, de votre capacité à réguler vos émotions. En 1994, le psychosociologue Daniel Wegner a formalisé le concept de « l’effet rebond » qui montre que s’interdire des émotions ne fait que les amplifier. En les identifiant, en les nommant et en les acceptant, le dirigeant libère des ressources cognitives essentielles pour s’adapter à une situation complexe.
Réguler ses émotions
Une bonne régulation émotionnelle se joue en deux temps.
1. Identifier et nommer ses émotions. Une émotion vécue en situation de stress doit être décodée. Palpitations, sueurs froides, jambes en coton… Nos sensations physiques sont des signaux qu’il faut écouter pour identifier l’émotion associée. Des chercheurs finlandais ont découvert que les émotions de base (colère, peur, tristesse, joie…) sont celles qui provoquent les sensations physiques les plus fortes, principalement dans la poitrine. Cela correspond notamment à des modifications du rythme respiratoire ou de la fréquence cardiaque. Cette phase de reconnaissance des émotions est primordiale pour prendre des décisions : il s’agit de la conscience émotionnelle. L’étude Follow your Gut, en 2019, a ainsi montré que les personnes qui disposent d’une intelligence émotionnelle faible, peu réceptives à leurs ressentis, prenaient plus souvent des décisions inadaptées.
Un individu ayant une bonne conscience émotionnelle peut distinguer plus d’une quinzaine d’émotions différentes. Matthew D. Lieberman, professeur de psychologie à UCLA, a montré qu’en nommant l’intimidation, l’inquiétude, la peur ou l’angoisse, un individu est capable de diminuer sensiblement l’activité de l’amygdale dans son système limbique, le centre des émotions, et d’augmenter l’activité de son cortex préfrontal ventrolatéral. Pour Marc P. Lafontaine et Sarah Lippé, cette zone cérébrale joue un rôle essentiel dans des fonctions telles que la planification, le maintien de l’attention ou la régulation de l’action – autant de fonctions essentielles à la prise de décision (lire aussi la chronique : « Les 6 biais qui impactent le plus vos décisions »)
2. Accepter ses émotions et lâcher prise. La capacité d’un dirigeant à accepter ses émotions et à faire preuve d’indulgence envers lui-même est une qualité primordiale. C’est ce qu’on appelle l’acceptation émotionnelle. Utiliser des exercices de pleine conscience et s’autoriser à lâcher prise est en cela très utile. C’est en concentrant son attention sur sa respiration ou ses sensations corporelles, en faisant pleinement attention au présent, qu’il est possible d’abandonner, provisoirement ou définitivement, des pensées indésirables ou des émotions désagréables. Le lâcher-prise est l’état de l’individu quand il réussit à prendre de la distance : il ne rumine pas indéfiniment ses ressentis négatifs, pas plus qu’il ne les réprime. Une étude australienne de 2019 a montré les avantages du lâcher-prise sur les capacités d’adaptation.
Heureusement, on peut s’entraîner au lâcher-prise grâce à la pleine conscience, un peu comme on peut entraîner ses capacités cardio-respiratoires avec la course à pied. Essayez par exemple de fermer les yeux et de concentrer votre attention sur votre souffle, sur l’air que vous inspirez par le nez et l’air que vous expirez par la bouche. Faites-le pendant deux minutes. Dès que vous vous apercevez que votre esprit s’échappe, notez-le et entraînez-vous à lâcher prise en vous reconcentrant sur votre souffle.
De nombreuses études ont montré l’effet bénéfique de la pleine conscience sur le contrôle cognitif et les fonctions exécutives telles que la planification, l’élaboration de stratégies et l’attention. Le lâcher-prise est d’ailleurs une des trois « métacapacités » positives des leaders agissant en pleine conscience. L’étude de Megan Reitz et Michael Chaskalson, professeurs à la Hult International Business School, montre que dix minutes de pratique soutenue et quotidienne de pleine conscience améliorent trois aptitudes essentielles aux leaders d’aujourd’hui : la résilience, la collaboration et l’aptitude à diriger dans des conditions complexes.
Décider et agir
En respectant ces deux phases de la régulation émotionnelle, le dirigeant se met dans la bonne disposition pour décider efficacement. S’il y a bien quelque chose d’imprévisible, ce sont les émotions. Changeantes, instables, elles ont un impact réel sur la prise de décision. La psychologue Alice M. Isen a montré que les personnes dans un état émotionnel positif sont plus averses au risque que celles d’humeur négative. Jennifer S. Lerner et Datcher Keltner, professeurs de psychologie, ont eux prouvé que la peur entraîne un jugement pessimiste du futur, et la colère un jugement optimiste. Réguler ses émotions est donc essentiel pour ne pas se laisser contrôler par elles.
Dans ses travaux sur l’agilité émotionnelle, Susan David conseille de trouver les trois valeurs fondamentales qui vont guider vos décisions avant d’agir. L’objectif est d’identifier quand vous privilégiez une décision plus confortable émotionnellement. Pourquoi ? Parce qu’en tant que leader, vous pouvez tenter de minimiser ou d’éviter une émotion désagréable en préférant le court terme au long terme. Lors d’une réunion de crise, posez-vous les questions suivantes : « Votre décision va-t-elle être profitable à long terme autant qu’à court terme, pour vous et votre entreprise ? » ; « Cette décision vous aidera-t-elle à mener les autres dans une direction qui fera avancer l’objectif collectif ? » ; « Ma décision est-elle cohérente avec mes valeurs refuges ? ». Soyez plus que jamais attentif à vos émotions lorsque des choix difficiles s’imposent.
Dans « Le Loup de Wall Street », Jordan Belfort clame haut et fort : « C’est le business. Laissez vos émotions à la porte. » La crise du coronavirus invite au contraire les leaders à y être particulièrement attentifs afin de conserver lucidité et aptitude à décider. Ce n’est pas un hasard si Richard Branson est un pratiquant régulier de la pleine conscience et un leader à l’intelligence émotionnelle avérée. En octobre 2019, six mois avant la crise sanitaire mondiale du Covid-19, 74% des 750 cadres dirigeants interrogés par le Capgemini Institute Research dans son étude sur l’intelligence émotionnelle étaient convaincus que l’intelligence émotionnelle allait devenir une compétence incontournable. Ils étaient même 61% à se dire convaincus que cela allait être le cas d’ici un à cinq ans. Ils ne croyaient pas si bien dire.